LA BREBIS-FÉE Albert Meyrac, 1890
Il y avait une fois un pauvre vieillard qui s’appelait le père Nicolas. Il vivait au fond d’un bois, dans une cabane, avec sa femme, la mère Jeanne, aussi vieille que lui. Ils avaient cinq fils nommés Lucas, Charlot, Simon, Joseph et Paulin.
Ils ne gagnaient leur vie qu’à grand-peine et, fort souvent, trop souvent même, le pain manquait à la maison. Ils étaient tous bûcherons.
Un soir que Lucas revenait de la forêt où il avait passé tout le jour à couper du bois, il entendit des cris, des gémissements plaintifs, semblables à ceux que pousse un tout petit enfant. Vite, il courut au buisson d’où partaient ces cris et vit une brebis blanche, jolie, mignonne à ravir et qui bêlait si tristement qu’elle aurait attendri des pierres. Il la caressa, la flatta de la main, lui parla d’une voix si douce que la brebis le suivit.
Et il la mena jusqu’à la cabane où il demeurait avec ses parents.
Hélas ! mon pauvre fieu, lui dit la mère dès qu’il eut passé, la porte avec sa brebis, voilà que tu nous ramènes une bouche de plus !
Où prendrons-nous de quoi la nourrir ? Nous n’avons plus une croûte de pain à la maison !
- Oh ! justement, ça tombe bien, la mère. Voyez la belle brebis ! Nous allons la tuer et nous régaler avec sa bonne viande, sans compter que nous vendrons la peau pour acheter du pain.
-Tout cela, fieu, serait chose bonne à faire si la brebis était à nous ; mais vois-tu que son maître vienne nous la réclamer ? Nous n’avons donc pas le droit de la vendre, ni de la tuer. Gardons-la. Aussi bien, j’y songe, elle ne coûtera pas gros à nourrir, puisque le jour elle pourra, tout à son aise, brouter dans les bois. Pour la nuit, nous lui ferons une petite place près de nous, et elle nous réchauffera.
La brebis ne fut donc ni vendue, ni tuée et dès ce jour, elle fit partie de la famille. Tout le monde l’aima, tant elle était caressante. C’est à qui, lorsque c’était possible, lui donnerait un morceau de son pain et, pour la régaler, le dimanche, une poignée de sel, quand le bois s’était bien détaillé à la ville voisine.
Un jour, voilà que devant la cabane du père Nicolas passa un monsieur très riche qui se promenait dans le bois. Il entra pour se reposer et, voyant cette brebis si proprette, si gentillette, il voulut l’acheter.
Mais le père Nicolas, la mère Jeanne et ses cinq enfants refusèrent de la vendre, quoique le monsieur offrit une bourse toute pleine d’or.
-Non, monsieur, dit la mère Jeanne, nous ne vendrons pas notre chère brebis ; d’abord elle ne nous appartient pas, et puis nous l’aimons trop pour nous en séparer. Nous sommes pauvres, c’est bien ! nous travaillerons encore davantage, vrai : eh si c’est nécessaire, pour lui donner son content et qu’elle ait toujours sa part comme nous.
Le monsieur, s’étant reposé, sortit de la cabane sans avoir pu acheter la brebis. Mais les années avaient succédé aux années, la brebis était devenue vieille, personne ne l’avait réclamée, et la misère se faisait de plus en plus sentir dans la cabane, si bien qu’un jour l’aîné des fils du père Nicolas et de la mère Jeanne dit :
-Voilà notre pauvre brebis devenue bien vieille et sans doute qu’elle ne tardera pas à mourir. Ne serait-il pas juste, alors, que sa mort nous profitât, à nous qui l’avons toujours si bien soignée, à nous qui, jamais, ne l’avons laissée manquer de rien ? Certes, la tuer sera pour nous un grand crève-coeur ; mais que voulez-vous ? La misère parle plus haut que la pitié, et d’ailleurs, si d’ici à quelques jours, comme c’est probable, la brebis meurt, à quoi aura -t-elle servi et quelle aura été la récompense de notre bonne action ?
-Non ! non ! firent ensemble le père, la mère et les quatre frères ; non ! mille fois non ! Nous n’égorgerons pas notre brebis !.
Elle a toujours vécu au milieu de nous. Souvent nous avons été plus pauvres qu’aujourd’hui et nous avons pu, quand même, traverser les mauvais jours ; nous les traverserons bien une autre fois, et puis, tuer la brebis nous porterait malheur.
La brebis fut donc encore épargnée ; et tout le monde s’en réjouit dans la cabane, même celui qui avait demandé sa mort, car il l’aimait autant que les autres. Mais le désespoir seul l’avait mal conseillé. Il faut dire, aussi, qu’ils s’imaginaient qu’un jour ou l’autre ils n’auraient pas à se repentir d’avoir si bien choyé cette pauvre bête que leur avait ramenée Lucas.
Un soir d’hiver, il faisait un temps épouvantable et le tonnerre grondait en même temps que la grêle tombait avec la pluie. Il sembla au père Nicolas, à la mère Jeanne et aux cinq frères serrés les uns contre les autres dans la cabane pour se réchauffer, car ils n’avaient pas de feu, que, du dehors, on appelait au secours. Et tous, ils sortirent de la cabane ; mais à peine avaient-ils fait quelques pas dans le bois qu’ils se heurtèrent à une pauvre vieille femme à peine vêtue de haillons, toute mouillée et étendue par terre, n’ayant plus la force de mettre un pied devant l’autre pour continuer sa route. Ils la relevèrent et rentrèrent avec elle.
Ma foi, la vieille, dit la mère Jeanne, nous ne sommes pas assez riches pour nous chauffer, et c’est un luxe dont il faut bien que nous nous passions ; mais nous ne serions pas des chrétiens si nous laissions mourir de froid une pauvre vieille comme vous. Et elle mit dans la cheminée les dernières bûches tenues en réserve pour être vendues le lendemain à la ville voisine. Peu après, les bûches flambaient et tous ils se ragaillardirent à la bonne chaleur du feu. Puis, quand la vieille se fut bien chauffée :
-Merci, mes bons amis, dit-elle, sans vous je serais morte de froid.
Mais allez-vous, maintenant, me laisser mourir de faim ? Que faire ? On avait tout mangé à souper, et l’armoire aux provisions était vide.
Le père Nicolas regarda la mère Jeanne, la mère Jeanne regarda le père Nicolas, et, sans doute, ils se comprirent, car le père Nicolas, parlant le premier, dit à la mère Jeanne :
-Que veux-tu, femme, il faut bien se résigner ! Pour nous, tu le sais, nous ne l’aurions jamais fait ; mais pouvons-nous laisser mourir de faim cette pauvre vieille que le bon Dieu nous envoie ? Va donc tuer la brebis !
-Non ! répondit la mère Jeanne, pleurant toutes les lames de son corps, vas-y toi-même, jamais je n’aurai ce courage.
-C’est donc moi qui irai, reprit le père Nicolas, pleurant au moins tout aussi fort que sa femme. Alors, avec sa hache, il se dirigea sur la pointe des pieds vers le petit coin où dormait la brebis.
Toujours pleurant, toujours sanglotant, il la prit bien doucement, pour ne pas la réveiller, et, au moment où, levant la hache, il allait lui couper le cou, quelle ne fut pas sa surprise de voir qu’à la place de la brebis qu’il croyait tenir par les pattes, il tenait par le bras une jeune femme, belle comme le jour, toute couverte de diamants, parée d’une robe plus riche qu’on ne pourrait l’imaginer et lui tendant une grande corbeille pleine de gâteaux, de plats appétissants et tout chauds, entre lesquels était une bourse pleine d’or.
-Ne vous étonnez pas, mes bons amis, leur dit cette femme éblouissante de beauté, et voyez comme on a raison de penser qu’un bienfait n’est jamais perdu. Je n’ai jamais été une véritable brebis.
Je suis la fée Charité qui avait pris cette forme pour mettre votre bon coeur à l’épreuve, et autant vous avez été malheureux jusqu’alors, autant, à cette heure, vous allez être heureux.
Prenez d’abord tout ce qu’il y a dans ce panier, mangez à votre aise, puis prenez pour vous, père Nicolas, et pour vous, mère Jeanne, cette bourse qui vous dispensera de travailler jusqu’à la fin de vos jours.
Appelant alors, l’un après l’autre, Lucas, Charlot, Simon, Joseph et Paulin, elle leur donna, à chacun, une bourse toute pleine d’or et disparut, non sans avoir touché de sa baguette la cabane, qui se changea aussitôt en un palais superbe où le père Nicolas, la mère Jeanne et ses cinq fils vécurent riches et heureux.